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Belgique. L’État échoué. 1

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1Belgique. L’État échoué. 1 Empty Belgique. L’État échoué. 1 Jeu 17 Aoû 2023 - 0:56

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Belgique. L’État échoué
Walter Pauli
Dans La Revue Nouvelle 2016/5 (N° 5), pages 61 à 68
ÉditionsAssociation la Revue nouvelle
ISSN 0035-3809
DOI10.3917/rn.165.0061

L’image du failed state renvoyée à la face de la Belgique par la presse
internationale en a choqué plus d’un. Pourtant, les propres dirigeants
de ce pays y ont recours depuis des décennies. Et cela fait plus de cinquante ans que la notion d’État échoué colle à l’image que la Belgique
a d’elle-même : Belgiekske nikske, pays de singes, homme malade de
l’Europe, unique pays au monde à compter deux démocraties, mais pas cinq
minutes de courage politique, etc. Un rappel historique de l’éditorialiste
fl amand Walter Pauli.

En janvier dernier, quand le candidat [républicain] à la présidentielle
américaine Donald Trump avait traité
Bruxelles de hellhole (trou à rats), le
pays avait encore pu réagir comme
un seul homme par un haussement
d’épaules. Après tout, Trump était
déjà connu pour ses outrances, y
compris à l’égard des États-Unis.
Après les attentats de Paris, c’est la
presse internationale qui se mit à durcir
le ton à l’encontre de la Belgique et de
Bruxelles. Et cela, ce fut pris davantage au sérieux que les insultes de
Trump : notre réputation internationale en prenait un coup. Mais lorsque
Tim King, sur le site Politico1
, relégua
la Belgique au rang de failed state 2
, il
1 | Tim King, « Belgium is a failed state », Politico, 2 décembre 2016, [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
2 | La notion anglo-saxonne et controversée de failed state
se traduit diffi cilement en français. La traduction État
failli a d’abord été introduite par les Canadiens francophones, mais, de ce côté-ci de l’Atlantique, elle évoque
davantage une faillite fi nancière que le sens premier du
toucha une corde extrêmement sensible. Comment en était-on arrivé là ?
Pourquoi cet article suscita-t-il une
telle émotion de La Panne à Arlon ?
Gauche wallonne
Jusqu’aux années 1960, la Belgique
n’eut aucun problème d’image de soi.
Nous nous considérions comme un État
modèle avec une colonie modèle : le
Congo. La Belgique était si exemplaire
qu’elle était allée jusqu’à promouvoir
verbe faillir (échouer, manquer, ne pas réussir). Certains
traducteurs et politologues francophones ont recours à
la traduction État raté. Mais cette formulation est trop
carrée et irrévocable par rapport au failed state anglosaxon, au mislukte staat néerlandophone, au gescheiterter
Staat germanophone, à l’Estado fallido hispanophone ou
même au Stato fallito italophone. Désormais, certains traducteurs et auteurs francophones (Marc Weitzmann, par
exemple) traduisent failed state par État échoué. Dans le
cas belge, échoué a en outre une force d’évocation (en
français seulement) et résonne comme une métaphore
navale. Un peu comme si cette non-nation (ou cette failed
nation, dixit Bart De Wever, VRT, 20 juin 2016) qu’est la
Belgica n’avait pas sombré en 1940 au large des côtes norvégiennes, mais s’était échouée sur des bancs de sables ou
des marais, quelque part entre Moerdijk et Lille.

Bruxelles au rang de capitale de l’Europe.
Les anciens confl its qui avaient déstabilisé le pays dans les années 1930
semblaient tous résolus. Dans l’immédiat
après-guerre, la question linguistique
n’était plus un problème : le Mouvement fl amand s’était rangé dans le
mauvais camp [la Collaboration] et la
Belgique dans le bon. La guerre ellemême semblait avoir été gagnée par la
Belgique. L’opposition entre travail et
capital avait été arbitrée par le Pacte
social (1944) et la Déclaration commune sur la productivité (1954). L’Église
catholique et les libres penseurs avaient
enterré la hache de guerre en signant le
Pacte scolaire et la Paix scolaire (1958).
La presse se départageait en fonction
des partis politiques et défendait les
grands projets des élites politiques.
Et puis, soudain, cette image de soi se
brisa en mille morceaux. En 1960, le
Congo devint indépendant dans des
circonstances dramatiques. Le Conseil
de sécurité des Nations unies adopta des
résolutions condamnant notre politique
congolaise et exhortant les Belges à
changer de ligne diplomatique. Toujours en 1960, le pays vécut les aff res
des grandes grèves de gauche contre
la « Loi unique3
» du Premier ministre
Gaston Eyskens4. Ce dernier souhaitait
lever davantage d’impôts et simultanément faire des économies sur les
pensions et les indemnités de chômage.
Cette première et large confrontation
d’après-guerre entre gauche et droite
épousait également une ligne de clivage entre Wallons et Flamands. C’est
cette image qui ressurgit aujourd’hui
dans les grèves de gardiens de prison
ou les arrêts de travail à la SNCB : la
contestation militante de gauche est
nettement francophone. Et elle n’hésite
pas à se retourner contre l’État belge.
3 | Voir le dossier « Hiver 60 : un trou de mémoire », La
Revue nouvelle, novembre 2010.
4 | Gouvernement de centre-droit composé du PSC unitaire (social-chrétien) et du PL unitaire (libéral).
C’est l’héritage du dirigeant de la FGTB
André Renard qui, à une époque où les
métallos [en français dans le texte] se
comptaient encore par centaines de
milliers, fut le principal instigateur de la
grève générale contre la « Loi unique ».
Renard contrôlait également un quotidien qui ne s’appelait pas par hasard
La Wallonie [1923-1998]. Il n’avait que
faire d’un Parti socialiste [PSB unitaire]
qui concluait des accords de gouvernement avec la droite : « Il faut l’abattre »
[en français dans le texte]. C’est de
la gauche wallonne et radicale que
vint donc la première attaque contre
le modèle belge de concertation.
Ce faisant, le génie était sorti de sa bouteille. De jeunes universitaires comme
Luc Huyse s’attaquèrent aux piliers 5
,
devenus des machines de pouvoir se
comportant sans scrupule comme de
véritables formations politiques et se
souciant davantage du renforcement de
leurs positions respectives que de la défense de l’intérêt général. Les hommes
politiques n’étaient plus protégés par
leur presse et leur opinion publique,
mais attaqués et critiqués de toute
part. L’opinion publique belge découvrait avec stupeur des « scandales » par
centaines. Cette « scandalite » régna de
1973 (éclatement de l’aff aire Ibramco :
une raffi nerie d’État administrée uniquement par des socialistes) jusqu’au
5 | En Belgique et aux Pays-Bas, le « pilier » (zuil) désigne
une organisation sociopolitique civile (formelle ou informelle) indépendante de l’État (voire y opposée) rassemblant ou coordonnant verticalement les activités d’organismes philosophiquement proches (parti politique,
syndicat, organisation patronale, caisse d’indépendants,
mutualité, mouvement de jeunesse, réseau d’enseignement, associations de parents, etc.). En Belgique,
il existe trois piliers « traditionnels » : chrétien (divisé
entre gauche et droite), libéral (le moins structuré) et
socialiste (le plus structuré : Action commune ACS/
SGA). Sortes d’États dans l’État, les piliers ont longtemps « encadré » verticalement de très larges secteurs
de la société civile en dehors de l’action des pouvoirs
publics. Depuis le début des années 1990, la pilarisation
(verzuiling) a tendance à s’estomper tant aux Pays-Bas
qu’en Belgique (sauf dans l’enseignement), selon un processus appelé dépilarisation (ontzuiling).

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2Belgique. L’État échoué. 1 Empty Belgique. L’État échoué. 2 Jeu 17 Aoû 2023 - 0:58

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milieu des années 1990 (publication des
cahiers Atoma du secrétaire national du
CVP Leo Delcroix qui révéla le fi nancement illégal du parti). Des journalistes
reconnus énumèrent tous ces scandales
dans des livres intitulés Les Aff aires
sont nos aff aires - Du scandale RTT à
l’Aff aire Agusta (1994) ou Het Land van
de 1 000 schandalen (1997) [Le pays des
mille scandales], livres qui se vendirent
comme des petits pains : le Belge voulait
lire et relire comment ses gouvernants
transgressaient leurs propres lois.
D’autres journalistes écrivirent des livres
et réalisèrent des reportages sur les
grands travaux inutiles, ces fonds publics
injectés dans des travaux d’infrastructures ou des projets d’aide au développement inutiles. Les commandes militaires
faisaient l’objet d’accords en sous-main,
à des prix surévalués et contre des
pots-de-vin. Il y eut ensuite les carnages
commis par les Tueurs du Brabant et
jamais résolus, ce qui contribua à entretenir une atmosphère d’Unheimlichkeit 6
.
Trente ans après la dernière fusillade, on
n’a toujours pas identifi é un seul coupable. C’est ainsi qu’a fi ni par s’enraciner
l’impression que quelque chose ne tourne
pas rond ici. Et l’aff aire Dutroux devait
encore éclater. S’il est un jour où la
Belgique ne s’est jamais sentie un failed
state, ce fut bien lors de cet évènement
historique que fut la Marche blanche à
Bruxelles. Le 20 octobre 1996, troiscent-mille Belges se rassemblèrent dans
le centre de la capitale pour témoigner
de leur soutien aux familles des fi llettes
enlevées, assassinées ou disparues.
Malgoverno
La toile de fond, c’était une gestion
politique qui avait fi ni par tourner à
vide à force de ne plus être teintée
que de communautaire. Après l’Indépendance [1830], la Belgique avait dû
6 | Sentiment morbide d’étrangeté à soi-même ou
d’aliénation.
attendre cent-quarante ans sa première
réforme de l’État, mais à partir de 1970,
réformer l’État devint une occupation à plein temps pour le personnel
politique. Désormais, chaque dossier se
négociait en fonction du clivage linguistique. Non seulement les dossiers
strictement communautaires, mais
aussi les accords socioéconomiques,
les grands travaux d’infrastructure et,
jusqu’à ce qu’il soit scindé [en 1988],
l’enseignement. La pommade de la paix
sociale portait un nom : subsides. À
tel point qu’on parla très rapidement
de politique du gaufrier [wafelijzerpolitiek] : pour chaque franc belge qui allait
à la Flandre, il en fallait (au moins)
un pour la Wallonie et Bruxelles. À
chaque fois, la Belgique en ressortait
un peu plus mal en point. L’État fi nit
par être déshabillé jusqu’au caleçon.
Voor het Belgiekske nikske 7
. Jamais ce
slogan, tout droit sorti des gazettes
extrémistes fl amandes comme ’t Pallieterke, n’avait si bien sonné. Même
un parti populaire (et d’occupation
du pouvoir) comme le CVP se mit à
développer un discours anti-belge de
plus en plus conséquent. À partir des
années 1970, les réformes de l’État se
retrouvèrent en tête d’agenda. Cela
signifi ait moins de Belgique et plus de
Flandre. Ou plus de Wallonie car, en
deçà de la frontière linguistique, le PS
préférait lui aussi agir à sa guise. En
1987, Gaston Geens déclencha une
révolution copernicienne. Dans un livre
intitulé Op eigen kracht [Sur nos propres
forces], il lança le slogan historique Wat
we zelf doen, doen we beter (Ce qu’on
fait soi-même, on le fait mieux). Comme
président de l’exécutif fl amand (aujourd’hui on dirait ministre président du
7 | « Rien du tout pour la Belgique de rien du tout. »
Belgiek (et non België) est évidemment péjoratif et fait
référence à la « Belgique de papa » : unitaire, rétive aux
revendications linguistiques fl amandes et politiquement
dominée par les élites francophones de Bruxelles, de
Flandre et de Wallonie.
© Association la Revue nouvelle | Téléchargé le 17/08/2023 sur [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] (IP: 87.67.180.212)
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La Revue nouvel

gouvernement fl amand), Geens insinuait
que la Belgique ne fonctionnait plus.
Désormais, cette mise en demeure de
l’État fédéral devint centrale dans le
discours offi ciel des entités fédérées8.
Décrit ci-dessus en quelques paragraphes, cela fait pourtant de nombreuses années que ce processus est
au centre de toutes les attentions.
Une des raisons principales en est la
période allant de 1977 à 1981 et que
les politologues résument en un seul
mot : malgoverno, autrement dit, des
gouvernements qui ne gouvernent pas.
Il s’agit de ces quatre années durant
lesquelles se sont succédé pas moins
de sept gouvernements dirigés par les
chrétiens-démocrates Leo Tindemans
[CVP], Paul Vanden Boeynants [PSC],
Wilfried Martens [CVP] et Mark Eyskens [CVP]. L’impact de ce malgoverno
sur l’image de soi de la Belgique ne doit
en aucun cas être sous-estimé (voir
ci-après Pierre Delagrange, « Belgique
- 1971-1981 : Decennium Horribile »).
La guerre de Baudouin
En 1978, alors qu’elle était déjà dans
le pipeline, une réforme de l’État (« le
Pacte d’Egmont9
») se vit opposer par le
8 | Dans la version originale, deelstaten, c’est-à-dire États
fédérés.
9 | Le Pacte d’Egmont (24 mai 1977) prévoyait : 1) la
transformation immédiate (en huit ans maximum) de la
Belgique en un État fédéral fondé essentiellement sur
trois Régions (fl amande, wallonne et bruxelloise) et dans
une moindre mesure sur trois Communautés culturelles ;
2) la création d’une Région bruxelloise à part entière ;
3) la scission de l’arrondissement électoral birégional de
BHV (Bruxelles-Hal-Vilvorde) ; 4) la délimitation explicite et listée des compétences exercées par la fédération
et les entités fédérées. Le Pacte a capoté pour diverses
raisons : 1) opposition du Conseil d’État à un chapitre du
Pacte considéré comme discriminatoire et anticonstitutionnel : une domiciliation bruxelloise fi ctive était accordée (à titre défi nitif pour les six communes à facilité de
la périphérie bruxelloise et à titre temporaire — vingt ans
— dans des sections de communes unilingues fl amandes)
aux francophones de l’arrondissement d’Hal-Vilvorde ;
2) entrée en dissidence de l’aile extrémiste de la VU
(négociatrice et signataire du Pacte avec le FDF) ; 3)
mise sur pied d’un comité Egmont exerçant une pression
maximale sur le CVP et l’aile fl amande du PSB unitaire ;
au sein du Mouvement fl amand, plusieurs choses sont
Conseil d’État de nombreuses objections
fondamentales. Lorsque les présidents
des partis de la majorité voulurent malgré tout faire passer en force la réforme,
le Premier ministre Leo Tindemans
[CVP] se permit d’annoncer sa démission
à la tribune de la Chambre : « La Constitution n’est pas un chiff on de papier. »
Implicitement, il accusait le reste du
Parlement, y compris sa propre majorité et donc son propre parti, le CVP,
de comportement irresponsable et de
visées illégales. Sans le vouloir, il contribua à alimenter un climat antipolitique.
Si le Premier ministre choisissait de
se donner en spectacle, pourquoi pas
le roi ? Après le départ dramatique de
Tindemans, le 11 octobre 1978, l’imbroglio politique était à son comble. Au
point que même Paul Vanden Boeynants fut appelé à diriger un gouvernement de transition avant de passer la
main à Wilfried Martens. Ses premiers
gouvernements tombèrent plus vite
qu’ils n’avaient été formés : entre 1979
et 1981, il en dirigea quatre. Avec la
chute de Martens IV, Baudouin luimême faillit s’étouff er. Et donc le roi
Baudouin fi t son petit Tindemans : devant
les caméras, il sonna les cloches au
politique. Et de quelle manière… Le
31 mars 1981, le chef de l’État convoqua
au Palais royal les dix-neuf principaux
décideurs du pays : le Premier ministre,
les présidents des grands partis, les présidents de la Chambre et du Sénat, ainsi
que les principaux partenaires sociaux.
Baudouin s’adressa aux Dix-Neuf en
ces termes : « Vous, les représentants
des pouvoirs de droit et des pouvoirs
de fait ». Avant de leur passer un savon
indigestes : le primat régional consacré par le Pacte et,
surtout, la création d’une Région bruxelloise échappant
au schéma de la cogestion par la Wallonie et la Flandre ;
4) opposition d’élus CVP à la dissolution des provinces et
à leur remplacement par des sous-régions (subgewesten),
certes davantage en phase avec les réalités locales, mais
synonymes de pertes de leviers de pouvoir pour le CVP.
Ce dernier détail est souvent oublié.

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3Belgique. L’État échoué. 1 Empty Belgique. L’État échoué. 3 Jeu 17 Aoû 2023 - 1:00

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sans précédent : « En sept ans, sept
gouvernements se sont succédé, et ce
dans les temps les plus diffi ciles depuis
l’après-guerre, alors que, plus que
jamais, nous avons besoin de continuité
et de stabilité. Il se fait qu’en un an à
peine, quatre ministres se sont succédé
au même poste. En pareilles circonstances, peut-il être encore question
de gestion politique ? » Baudouin ne
brandissait pas encore l’image d’une
Belgique comme État échoué, mais
plutôt celle d’un pays assiégé : « C’est la
guerre, la guerre pour la préservation
de notre économie, pour le bien-être
de tous et surtout des moins favorisés,
pour notre place dans le monde. »
Le poisson [mort] pue d’abord de la tête
[Vis stinkt eerst aan de kop]. Si le chef de
l’État lui-même commence à se plaindre
du niveau du processus de prise de
décision, pourquoi la population devraitelle encore éprouver du respect pour le
pays et ses dirigeants ? Surtout si ces
derniers se battent comme des chiffonniers pour ensuite venir eux-mêmes
expliquer sur les écrans que le politique
ne fait pas correctement son travail ?
Pays de singes
Car c’est plutôt deux fois qu’une que les
plus hauts représentants de l’autorité jetèrent l’image de la Belgique en pâture.
Prenez l’aff aire Walid Khaled de 1991.
Le Palestinien Walid Khaled [groupe
Abou Nidal] était l’un des terroristes les
plus recherchés au monde lorsqu’il fut
arrêté inopinément sur la Grand-Place
de Bruxelles. Khaled détenait un visa
en règle délivré par les propres services
du ministre des Aff aires étrangères
Mark Eyskens [CVP]. À la suite de quoi
son collègue Louis Tobback [SP], alors
ministre de l’Intérieur, s’en alla déclarer sur les plateaux que « la folie dans
ce pays » avait atteint des sommets.
Il trouvait « plutôt fort » qu’en pleine
guerre du Golfe, un terroriste se balade
sur la Grand-Place de Bruxelles et qu’un
ministre soit au courant. Eyskens se débattit comme un beau diable, obligea des
sous-fi fres à démissionner, mais resta
lui-même en poste. À la suite de quoi,
il déclara au Volkskrant [Amsterdam]
qu’il aurait démissionné dans n’importe
quel autre pays, mais « quand même pas
dans un pays de singes comme la Belgique10 ». Pays de singes… À côté de ça,
État échoué reste une description plutôt
polie. Ce fut la dernière fois que Mark
Eyskens fi t partie d’un gouvernement.
Que le système belge fût en train de
perdre toute légitimité (1991 fut aussi
l’année du Dimanche noir : la percée
électorale du Vlaams Blok), certains
hommes politiques de la rue de la
Loi commencèrent à le ressentir.
Se distancier ostensiblement d’un falende staat [État défaillant, failing state]
devint alors la principale motivation du
dirigeant libéral [VLD] Guy Verhofstadt
pour écrire ses deux premiers Burgermanifesten [Manifestes citoyens] 11, autant
de pamphlets agressifs contre l’État, en
l’occurrence sa variante belge. Ainsi,
après avoir été président de parti, chef
de groupe parlementaire et vice-Premier ministre, Guy Verhofstadt pouvait
avec une belle assurance affi rmer sa
« ferme conviction » que « beaucoup
de choses qui se passent sur le terrain
politique ne sont que mascarade ».
Non seulement Verhofstadt discréditait le politique, mais il éreintait
également la façon dont le processus
10 | La citation complète vaut son pesant d’or. « Mocht ik
in de Britse regering hebben gezeten, dan was ik natuurlijk al
lang opgestapt. Maar we zijn hier in België. Hier is de politiek een kippenhok. […] In elk ander land zou ik opstappen,
maar toch niet in een apenland als België » (Aurais-je siégé
dans le gouvernement britannique que j’aurais naturellement démissionné depuis longtemps. Mais ici, nous
sommes en Belgique. Ici, la politique, c’est un poulailler.
[…] Dans n’importe quel autre pays, je démissionnerais,
mais quand même pas dans un pays de singes comme la
Belgique.), De Volkskrant, 9 février 1991.
11 | Burgermanifest I (co-écrit avec Frans Verleyen [directeur du Knack de 1972 à 1997], 1989) ; Burgermanifest II :
De weg naar politieke vernieuwing (La voie vers la rénovation politique, 1991).

de décision politique frayait avec ces
maudits corps intermédiaires 12, ces
hommes politiques et ces « bonzes » de
tout poil manigançant dans le dos de
citoyens ingénus. Quelques années plus
tard, aux Pays-Bas, Pim Fortuyn ferait
une analyse analogue de la politique
d’arrière-boutique (achterkamertjespolitiek) 13. Cette critique frappa d’autant
plus le milieu politique de plein fouet
qu’elle contenait un fond de vérité :
dans une démocratie, il est inévitable
que les élites politiques et les décideurs
sociaux et économiques se concertent.
Aussi Verhofstadt ne fut-il pas très
convaincant lorsque, devenu Premier
ministre en 1999 d’un gouvernement
« violet » [coalition inédite entre partis
socialistes, libéraux et écologistes fl amands et francophones], il prit soudain
ses distances avec ses Manifestes et
érigea la Belgique en État modèle. Ce
message était destiné à la fois à la population et à l’étranger. L’apogée visuel de
cette campagne de conversion fut Be
Proud, Be Belgian, ce clip publicitaire
dans lequel on voyait un homme quelque
peu surmené (un croisement entre le
Robin Williams du Cercle des Poètes
disparus et Guy Verhofstadt lui-même)
crier son admiration pour la Belgique.
Le Premier ministre libéral semblait
vraiment croire qu’il n’y avait pas de pays
plus puissant et plus beau que le nôtre.
12 | Diffi cilement traduisible en français, l’expression
néerlandaise het middenveld renvoie à la société civile,
mais au sens très belgo-néerlandais des piliers, ces
« corps intermédiaires » longtemps très puissants en
Belgique et aux Pays-Bas.
13 | Avant de fonder son propre parti politique, ce
sociologue de formation (assassiné en mai 2002) fut
d’abord chroniqueur à l’hebdomadaire néerlandais
Elsevier (Amsterdam) de 1993 à 2001. Durant cette
période, il publia plusieurs pamphlets « populistes libertariens », dont Aan het volk van Nederland. De contractmaatschappij, een politiek economische zedenschets (Au
peuple des Pays-Bas. La société du contrat, peinture de
mœurs politique et économique, 1992) et De verweesde
samenleving. Een religieus-sociologisch traktaat (La société orpheline. Traité sociologico-religieux, 1995).
Ensuite, ce fut au tour du CD&V
[appellation du CVP depuis 2001] de lui
rendre la monnaie de la pièce. Le nouvel
homme fort du CD&V, Yves Leterme,
reprochait aux gouvernements « violets » de n’avoir pas eu ne serait-ce que
« cinq minutes de courage politique »
pour scinder l’arrondissement électoral
Bruxelles-Hal-Vilvorde [qui empoisonnait la vie politique belge depuis 1963].
En faisant campagne sous le slogan
du goed bestuur [bonne gouvernance],
Leterme devint immensément populaire. Malheureusement, à peine devenu
Premier ministre [2008-2011], il se vit
confronté à la crise bancaire, laquelle
nous révéla que même les principales
banques et sociétés d’assurances belges
(Fortis, Dexia et Ethias) étaient de
toute évidence mal gouvernées.
Rarement la classe politique aura ainsi
été vouée aux gémonies après que tant
de gens eurent perdu de larges parts
de leur épargne. Cette situation ne
relevait pas de la responsabilité directe
du gouvernement, mais le politique fut
soupçonné de complicité. Les images
d’une assemblée d’actionnaires révoltés
de la banque Fortis furent l’humiliation
ultime pour quiconque en Belgique
détenait une parcelle de pouvoir, les
banquiers, les hommes politiques et les
dirigeants des grandes organisations
sociales, lesquels avaient particulièrement mal géré Dexia. Yves Leterme fut
obligé de démissionner dans un climat
de méfi ance absolue et de désarroi
total, un climat que ne parvint jamais
à rompre la rustige vastigheid [fermeté
tranquille] toute rhétorique du Premier
ministre intérimaire [CD&V] Herman
Van Rompuy (2008-2009). Tout
cela ne pouvait que mal tourner. Au
printemps 2010, le jeune président de
l’Open-VLD Alexander De Croo devait
à tout prix se profi ler et, fi er comme
un gaff eur, il « débrancha la prise ».

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4Belgique. L’État échoué. 1 Empty Belgique. L’État échoué. 4 Jeu 17 Aoû 2023 - 1:03

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La perspective de Bart De Wever
L’heure de Bart De Wever était venue.
Le nouvel et éloquent président de
la N-VA parvint à faire impression en
osant proposer un nouveau paradigme
politique. Des belgicistes comme Leo
Tindemans avaient toujours mis en garde
contre une fédéralisation par étapes
qui déboucherait sur des autorités
impuissantes. De Wever, lui, inversa la
perspective et utilisa cette ancienne
thèse comme argument en faveur de
l’abolition de la Belgique. Il intégra la
rhétorique du beter bestuur [meilleure
gouvernance] de Gaston Geens et les
conceptions anti-État défaillant [falende
staat] de Guy Verhofstadt au discours
anti-belge classique du Mouvement fl amand. Désormais, ce n’était plus en tant
que Flamand que De Wever s’opposait
à la Belgique, mais parce qu’il trouvait
que ce pays à moitié fédéralisé ne fonctionnait pas. En outre, il donnait une
légitimation démocratique à son combat
contre la Belgique État défaillant grâce
à sa théorie de l’« unique pays aux deux
démocraties ». En Wallonie, expliquait-il,
la tendance lourde est plutôt de gauche,
alors qu’en Flandre elle est plutôt de
droite. En soi, il n’y a pas de mal à cela,
mais cela débouche sur une navigation
à vue, une politique d’arrière-boutique
[achterkamertjespolitiek] et de mauvais
compromis, autant de constats qui,
soit dit en passant, étaient allègrement
piochés par De Wever dans les anciens
Manifestes citoyens de Guy Verhofstadt.
Avec ce discours anti-belge rénové,
Bart De Wever ne s’adressait plus seulement aux fl amingants classiques. Il
touchait les électeurs mécontents du
CD&V, restés fi dèles aux principes
chrétiens-démocrates de subsidiarité
et de suppléance. Il s’adressait aussi à
ces libéraux qui veulent toujours payer
moins d’impôts, ne crachent jamais sur
un bon petit projet en faveur de moins
d’État et pour qui la Belgique peut
tout aussi bien s’évaporer. In fi ne, aux
élections législatives de 2010, la N-VA
cloua sur place tous ses concurrents
et devint le plus grand parti du pays.
Ce faisant, De Wever parvint à faire
basculer une grande partie de la population fl amande dans la résistance, non
seulement contre le gouvernement,
mais aussi contre le régime, l’État et,
en défi nitive, la nation. Pour l’opinion
publique N-VA, Belgique ne désigne
pas tant un pays qu’une manière de
gouverner, de s’accorder et même de
vivre. Tout comme pour elle, Dexia n’est
pas seulement une banque, mais également une insulte qui désigne autant
het middenveld que le pilier qui veut
refi ler à l’État une facture de plusieurs
milliards. Face aux milliards d’euros
dépensés pour Dexia, même un Flamand aisé se sent faible et menacé.
Ensuite sont venus les attentats de Paris
et un peu plus tard de Bruxelles, avec la
prise de conscience que le réseau européen de Daech s’est vraisemblablement
mis sur pied à partir de Molenbeek. Les
critiques de la communauté internationale à l’égard de la méthode belge ont été
impitoyables. Tout comme le jugement
de Politico : la Belgique est un État
échoué. Estimant le pays de plus en plus
ingouvernable, trois grands PDG ont
à leur tour appelé le Premier ministre
Charles Michel à reprendre l’initiative14.
Aujourd’hui, De Wever se retrouve soudain
dans la même position que Verhofstadt en
son temps. Depuis les bancs de l’opposition, il prononçait la faillite du pays,
mais dès qu’il en a eu l’opportunité, il a
embarqué son parti dans le gouvernement belge. La communication désormais ardue de Bart De Wever illustre à
quel point il est diffi cile pour la N-VA
de s’en tenir à sa ligne anti-belge. Dans
sa dernière interview accordée au Tijd
[le 9 janvier 2016], De Wever donnait
14 | Dans une tribune publiée simultanément (le
18 mai 2016) dans Le Soir et De Standaard

l’impression de ne plus trop savoir à quoi
s’en tenir, déclarant sur un ton presque
résigné : « Ce ne sera jamais mieux
qu’avec ce gouvernement-ci, mais ce
pays reste ce qu’il est. » N’est-ce pas
reconnaitre implicitement que la promesse du changement a peut-être visé
trop haut ? Plus récemment encore [le
20 mai 2016, sur un plateau de la VRT],
le président du plus gros parti au pouvoir
[en Belgique et en Flandre] regrettait que le gouvernement fédéral « ne
rayonne pas d’ambition collective ». Le
lendemain, il se reprenait : ses déclarations de la veille avaient été « mal comprises » et il précisait que le Premier ministre bénéfi ciait de « tout son soutien ».
Cela en dit long quant à la vision de
Bart De Wever sur les résistances de
notre modèle de concertation. Cela en
dit autant quant à la force limitée dont
dispose son propre parti pour changer
ce modèle. La Belgique n’est peut-être
plus qu’un amas de décombres, mais on
ne s’en débarrasse pas si facilement. Et
en Flandre, où nous ne sommes gênés ni
par deux démocraties ni par un moteur
à trois vitesses, il est tout aussi diffi cile
de trouver un consensus au sujet de
l’Oosterweel 15 qu’à Bruxelles au sujet
de la fusion de six zones de police.
15 | Projet pharaonique de « bouclage » du Ring 1 (Anvers) à hauteur de l’ancien village d’Oosterweel, enseveli
sous les raffi neries du Dock n° 5 du port d’Anvers.
Le 22 mai fut une journée de deuil et
de commémoration des victimes des
attentats de Zaventem et de Maelbeek
[22 mars 2016]. Toutes les autorités du pays s’étaient rassemblées au
Palais royal pour une cérémonie sobre
et émouvante. À peine Daan eût-il
achevé (en français, en néerlandais
et en allemand) les dernières notes
d’une version infi niment triste de la
Brabançonne, que le ministre Président fl amand Geert Bourgeois (N-VA)
tweetait : « Commémoration victimes
#Brusselattacks. Témoignages forts,
poignants. Merci aussi aux services
de secours et aux bénévoles. Le chagrin partagé aide à guérir. » Et voilà.
Quiconque regarde un peu plus loin que
les yesterday’s news ne peut être surpris par l’image de la Belgique comme
État échoué. Les dirigeants de ce pays
ont recours à cette analyse depuis
des décennies, et ce dans toutes ses
variantes, parfois dans l’espoir d’imposer leur propre agenda, parfois dans
celui de déjouer celui d’un autre. Never
waste a good crisis, dit le dicton. Dans
ce pays, il est manifestement utile d’en
provoquer une petite de temps à autre.
Traduit du néerlandais et annoté
par Pierre Delagrange
Cet article de Walter Pauli est initialement paru dans le Knack du 25 mai 2016
(p. 48-53) sous le titre « België, al vijftig jaar een mislukte staat ».
Nous l’avons traduit et annoté avec l’aimable autorisation de son auteur.
Ancien journaliste et chroniqueur au quotidien De Morgen et, depuis septembre 2011, éditorialiste et journaliste à l’hebdomadaire Knack,
Walter Pauli est historien de formation.

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