Belgique. L’État échoué
Walter Pauli
Dans La Revue Nouvelle 2016/5 (N° 5), pages 61 à 68
ÉditionsAssociation la Revue nouvelle
ISSN 0035-3809
DOI10.3917/rn.165.0061
L’image du failed state renvoyée à la face de la Belgique par la presse
internationale en a choqué plus d’un. Pourtant, les propres dirigeants
de ce pays y ont recours depuis des décennies. Et cela fait plus de cinquante ans que la notion d’État échoué colle à l’image que la Belgique
a d’elle-même : Belgiekske nikske, pays de singes, homme malade de
l’Europe, unique pays au monde à compter deux démocraties, mais pas cinq
minutes de courage politique, etc. Un rappel historique de l’éditorialiste
fl amand Walter Pauli.
En janvier dernier, quand le candidat [républicain] à la présidentielle
américaine Donald Trump avait traité
Bruxelles de hellhole (trou à rats), le
pays avait encore pu réagir comme
un seul homme par un haussement
d’épaules. Après tout, Trump était
déjà connu pour ses outrances, y
compris à l’égard des États-Unis.
Après les attentats de Paris, c’est la
presse internationale qui se mit à durcir
le ton à l’encontre de la Belgique et de
Bruxelles. Et cela, ce fut pris davantage au sérieux que les insultes de
Trump : notre réputation internationale en prenait un coup. Mais lorsque
Tim King, sur le site Politico1
, relégua
la Belgique au rang de failed state 2
, il
1 | Tim King, « Belgium is a failed state », Politico, 2 décembre 2016, [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
2 | La notion anglo-saxonne et controversée de failed state
se traduit diffi cilement en français. La traduction État
failli a d’abord été introduite par les Canadiens francophones, mais, de ce côté-ci de l’Atlantique, elle évoque
davantage une faillite fi nancière que le sens premier du
toucha une corde extrêmement sensible. Comment en était-on arrivé là ?
Pourquoi cet article suscita-t-il une
telle émotion de La Panne à Arlon ?
Gauche wallonne
Jusqu’aux années 1960, la Belgique
n’eut aucun problème d’image de soi.
Nous nous considérions comme un État
modèle avec une colonie modèle : le
Congo. La Belgique était si exemplaire
qu’elle était allée jusqu’à promouvoir
verbe faillir (échouer, manquer, ne pas réussir). Certains
traducteurs et politologues francophones ont recours à
la traduction État raté. Mais cette formulation est trop
carrée et irrévocable par rapport au failed state anglosaxon, au mislukte staat néerlandophone, au gescheiterter
Staat germanophone, à l’Estado fallido hispanophone ou
même au Stato fallito italophone. Désormais, certains traducteurs et auteurs francophones (Marc Weitzmann, par
exemple) traduisent failed state par État échoué. Dans le
cas belge, échoué a en outre une force d’évocation (en
français seulement) et résonne comme une métaphore
navale. Un peu comme si cette non-nation (ou cette failed
nation, dixit Bart De Wever, VRT, 20 juin 2016) qu’est la
Belgica n’avait pas sombré en 1940 au large des côtes norvégiennes, mais s’était échouée sur des bancs de sables ou
des marais, quelque part entre Moerdijk et Lille.
Bruxelles au rang de capitale de l’Europe.
Les anciens confl its qui avaient déstabilisé le pays dans les années 1930
semblaient tous résolus. Dans l’immédiat
après-guerre, la question linguistique
n’était plus un problème : le Mouvement fl amand s’était rangé dans le
mauvais camp [la Collaboration] et la
Belgique dans le bon. La guerre ellemême semblait avoir été gagnée par la
Belgique. L’opposition entre travail et
capital avait été arbitrée par le Pacte
social (1944) et la Déclaration commune sur la productivité (1954). L’Église
catholique et les libres penseurs avaient
enterré la hache de guerre en signant le
Pacte scolaire et la Paix scolaire (1958).
La presse se départageait en fonction
des partis politiques et défendait les
grands projets des élites politiques.
Et puis, soudain, cette image de soi se
brisa en mille morceaux. En 1960, le
Congo devint indépendant dans des
circonstances dramatiques. Le Conseil
de sécurité des Nations unies adopta des
résolutions condamnant notre politique
congolaise et exhortant les Belges à
changer de ligne diplomatique. Toujours en 1960, le pays vécut les aff res
des grandes grèves de gauche contre
la « Loi unique3
» du Premier ministre
Gaston Eyskens4. Ce dernier souhaitait
lever davantage d’impôts et simultanément faire des économies sur les
pensions et les indemnités de chômage.
Cette première et large confrontation
d’après-guerre entre gauche et droite
épousait également une ligne de clivage entre Wallons et Flamands. C’est
cette image qui ressurgit aujourd’hui
dans les grèves de gardiens de prison
ou les arrêts de travail à la SNCB : la
contestation militante de gauche est
nettement francophone. Et elle n’hésite
pas à se retourner contre l’État belge.
3 | Voir le dossier « Hiver 60 : un trou de mémoire », La
Revue nouvelle, novembre 2010.
4 | Gouvernement de centre-droit composé du PSC unitaire (social-chrétien) et du PL unitaire (libéral).
C’est l’héritage du dirigeant de la FGTB
André Renard qui, à une époque où les
métallos [en français dans le texte] se
comptaient encore par centaines de
milliers, fut le principal instigateur de la
grève générale contre la « Loi unique ».
Renard contrôlait également un quotidien qui ne s’appelait pas par hasard
La Wallonie [1923-1998]. Il n’avait que
faire d’un Parti socialiste [PSB unitaire]
qui concluait des accords de gouvernement avec la droite : « Il faut l’abattre »
[en français dans le texte]. C’est de
la gauche wallonne et radicale que
vint donc la première attaque contre
le modèle belge de concertation.
Ce faisant, le génie était sorti de sa bouteille. De jeunes universitaires comme
Luc Huyse s’attaquèrent aux piliers 5
,
devenus des machines de pouvoir se
comportant sans scrupule comme de
véritables formations politiques et se
souciant davantage du renforcement de
leurs positions respectives que de la défense de l’intérêt général. Les hommes
politiques n’étaient plus protégés par
leur presse et leur opinion publique,
mais attaqués et critiqués de toute
part. L’opinion publique belge découvrait avec stupeur des « scandales » par
centaines. Cette « scandalite » régna de
1973 (éclatement de l’aff aire Ibramco :
une raffi nerie d’État administrée uniquement par des socialistes) jusqu’au
5 | En Belgique et aux Pays-Bas, le « pilier » (zuil) désigne
une organisation sociopolitique civile (formelle ou informelle) indépendante de l’État (voire y opposée) rassemblant ou coordonnant verticalement les activités d’organismes philosophiquement proches (parti politique,
syndicat, organisation patronale, caisse d’indépendants,
mutualité, mouvement de jeunesse, réseau d’enseignement, associations de parents, etc.). En Belgique,
il existe trois piliers « traditionnels » : chrétien (divisé
entre gauche et droite), libéral (le moins structuré) et
socialiste (le plus structuré : Action commune ACS/
SGA). Sortes d’États dans l’État, les piliers ont longtemps « encadré » verticalement de très larges secteurs
de la société civile en dehors de l’action des pouvoirs
publics. Depuis le début des années 1990, la pilarisation
(verzuiling) a tendance à s’estomper tant aux Pays-Bas
qu’en Belgique (sauf dans l’enseignement), selon un processus appelé dépilarisation (ontzuiling).
Walter Pauli
Dans La Revue Nouvelle 2016/5 (N° 5), pages 61 à 68
ÉditionsAssociation la Revue nouvelle
ISSN 0035-3809
DOI10.3917/rn.165.0061
L’image du failed state renvoyée à la face de la Belgique par la presse
internationale en a choqué plus d’un. Pourtant, les propres dirigeants
de ce pays y ont recours depuis des décennies. Et cela fait plus de cinquante ans que la notion d’État échoué colle à l’image que la Belgique
a d’elle-même : Belgiekske nikske, pays de singes, homme malade de
l’Europe, unique pays au monde à compter deux démocraties, mais pas cinq
minutes de courage politique, etc. Un rappel historique de l’éditorialiste
fl amand Walter Pauli.
En janvier dernier, quand le candidat [républicain] à la présidentielle
américaine Donald Trump avait traité
Bruxelles de hellhole (trou à rats), le
pays avait encore pu réagir comme
un seul homme par un haussement
d’épaules. Après tout, Trump était
déjà connu pour ses outrances, y
compris à l’égard des États-Unis.
Après les attentats de Paris, c’est la
presse internationale qui se mit à durcir
le ton à l’encontre de la Belgique et de
Bruxelles. Et cela, ce fut pris davantage au sérieux que les insultes de
Trump : notre réputation internationale en prenait un coup. Mais lorsque
Tim King, sur le site Politico1
, relégua
la Belgique au rang de failed state 2
, il
1 | Tim King, « Belgium is a failed state », Politico, 2 décembre 2016, [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
2 | La notion anglo-saxonne et controversée de failed state
se traduit diffi cilement en français. La traduction État
failli a d’abord été introduite par les Canadiens francophones, mais, de ce côté-ci de l’Atlantique, elle évoque
davantage une faillite fi nancière que le sens premier du
toucha une corde extrêmement sensible. Comment en était-on arrivé là ?
Pourquoi cet article suscita-t-il une
telle émotion de La Panne à Arlon ?
Gauche wallonne
Jusqu’aux années 1960, la Belgique
n’eut aucun problème d’image de soi.
Nous nous considérions comme un État
modèle avec une colonie modèle : le
Congo. La Belgique était si exemplaire
qu’elle était allée jusqu’à promouvoir
verbe faillir (échouer, manquer, ne pas réussir). Certains
traducteurs et politologues francophones ont recours à
la traduction État raté. Mais cette formulation est trop
carrée et irrévocable par rapport au failed state anglosaxon, au mislukte staat néerlandophone, au gescheiterter
Staat germanophone, à l’Estado fallido hispanophone ou
même au Stato fallito italophone. Désormais, certains traducteurs et auteurs francophones (Marc Weitzmann, par
exemple) traduisent failed state par État échoué. Dans le
cas belge, échoué a en outre une force d’évocation (en
français seulement) et résonne comme une métaphore
navale. Un peu comme si cette non-nation (ou cette failed
nation, dixit Bart De Wever, VRT, 20 juin 2016) qu’est la
Belgica n’avait pas sombré en 1940 au large des côtes norvégiennes, mais s’était échouée sur des bancs de sables ou
des marais, quelque part entre Moerdijk et Lille.
Bruxelles au rang de capitale de l’Europe.
Les anciens confl its qui avaient déstabilisé le pays dans les années 1930
semblaient tous résolus. Dans l’immédiat
après-guerre, la question linguistique
n’était plus un problème : le Mouvement fl amand s’était rangé dans le
mauvais camp [la Collaboration] et la
Belgique dans le bon. La guerre ellemême semblait avoir été gagnée par la
Belgique. L’opposition entre travail et
capital avait été arbitrée par le Pacte
social (1944) et la Déclaration commune sur la productivité (1954). L’Église
catholique et les libres penseurs avaient
enterré la hache de guerre en signant le
Pacte scolaire et la Paix scolaire (1958).
La presse se départageait en fonction
des partis politiques et défendait les
grands projets des élites politiques.
Et puis, soudain, cette image de soi se
brisa en mille morceaux. En 1960, le
Congo devint indépendant dans des
circonstances dramatiques. Le Conseil
de sécurité des Nations unies adopta des
résolutions condamnant notre politique
congolaise et exhortant les Belges à
changer de ligne diplomatique. Toujours en 1960, le pays vécut les aff res
des grandes grèves de gauche contre
la « Loi unique3
» du Premier ministre
Gaston Eyskens4. Ce dernier souhaitait
lever davantage d’impôts et simultanément faire des économies sur les
pensions et les indemnités de chômage.
Cette première et large confrontation
d’après-guerre entre gauche et droite
épousait également une ligne de clivage entre Wallons et Flamands. C’est
cette image qui ressurgit aujourd’hui
dans les grèves de gardiens de prison
ou les arrêts de travail à la SNCB : la
contestation militante de gauche est
nettement francophone. Et elle n’hésite
pas à se retourner contre l’État belge.
3 | Voir le dossier « Hiver 60 : un trou de mémoire », La
Revue nouvelle, novembre 2010.
4 | Gouvernement de centre-droit composé du PSC unitaire (social-chrétien) et du PL unitaire (libéral).
C’est l’héritage du dirigeant de la FGTB
André Renard qui, à une époque où les
métallos [en français dans le texte] se
comptaient encore par centaines de
milliers, fut le principal instigateur de la
grève générale contre la « Loi unique ».
Renard contrôlait également un quotidien qui ne s’appelait pas par hasard
La Wallonie [1923-1998]. Il n’avait que
faire d’un Parti socialiste [PSB unitaire]
qui concluait des accords de gouvernement avec la droite : « Il faut l’abattre »
[en français dans le texte]. C’est de
la gauche wallonne et radicale que
vint donc la première attaque contre
le modèle belge de concertation.
Ce faisant, le génie était sorti de sa bouteille. De jeunes universitaires comme
Luc Huyse s’attaquèrent aux piliers 5
,
devenus des machines de pouvoir se
comportant sans scrupule comme de
véritables formations politiques et se
souciant davantage du renforcement de
leurs positions respectives que de la défense de l’intérêt général. Les hommes
politiques n’étaient plus protégés par
leur presse et leur opinion publique,
mais attaqués et critiqués de toute
part. L’opinion publique belge découvrait avec stupeur des « scandales » par
centaines. Cette « scandalite » régna de
1973 (éclatement de l’aff aire Ibramco :
une raffi nerie d’État administrée uniquement par des socialistes) jusqu’au
5 | En Belgique et aux Pays-Bas, le « pilier » (zuil) désigne
une organisation sociopolitique civile (formelle ou informelle) indépendante de l’État (voire y opposée) rassemblant ou coordonnant verticalement les activités d’organismes philosophiquement proches (parti politique,
syndicat, organisation patronale, caisse d’indépendants,
mutualité, mouvement de jeunesse, réseau d’enseignement, associations de parents, etc.). En Belgique,
il existe trois piliers « traditionnels » : chrétien (divisé
entre gauche et droite), libéral (le moins structuré) et
socialiste (le plus structuré : Action commune ACS/
SGA). Sortes d’États dans l’État, les piliers ont longtemps « encadré » verticalement de très larges secteurs
de la société civile en dehors de l’action des pouvoirs
publics. Depuis le début des années 1990, la pilarisation
(verzuiling) a tendance à s’estomper tant aux Pays-Bas
qu’en Belgique (sauf dans l’enseignement), selon un processus appelé dépilarisation (ontzuiling).